ENTRETIEN AVEC LE REALISATEUR GUY DESLAURIERS-"Les Seychelles ont pris une grande avance sur la Martinique et les Antilles" |12 November 2005
Quels sont les premiers sentiments qui animent un Martiniquais comme vous quand il débarque pour la première fois dans un pays créolophone comme les Seychelles ?
Le sentiment que je ressens déjà au bout de 24 heures, c'est qu'il y a de manière indéniable quelque chose de commun entre les Seychelles et les Antilles. Cette chose commune, c'est ce passé colonial qui a laissé des traces dans le quotidien des deux îles, notamment dans la façon dont on parle, dans la façon dont on vit, dans la façon dont on mange etc....
Mais il y a une différence de taille entre les deux îles: la Martinique est encore rattachée quotidiennement, et sur tous les plans, à son ancien colonisateur alors que les Seychelles ont pris de la distance avec ses anciens colonisateurs.
Aujourd'hui les Seychelles ne sont sous aucun joug. Ils sont plutôt un partenaire de l'ancienne puissance. Pour moi, ça c'est une différence fondamentale parce que le seul fait de se prendre en charge est déjà un début d'émancipation. Après il y a tout un travail de retour sur soi-même et de réappropriation de ce que l'on est. Et il me semble que le Festival Kreol s'inscrit dans cette ligne. A cause de ça, les Seychelles ont pris une grande avance sur la Martinique et les Antilles.
Comment êtes -vous venu au cinéma ?
Le cinéma, c'est pour moi un rêve d'enfant. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je crois avoir toujours eu une très forte attirance pour l'image, d'abord l'image fixe, si bien que mes parents m'ont acheté mon premier appareil photographique quand j'avais seulement une dizaine d'années. J'ai exploré toutes les capacités de ce premier appareil, puis j'en ai acheté un deuxième, ensuite un troisième. A un moment ça ne me suffisait plus, j'ai donc acheté ma première caméra à l'âge de 16 ans. A l'époque, j'étais encore au lycée et j'ai commencé des films dont les acteurs étaient mes frères, mes soeurs, les parents, les voisins, etc....
Après le baccalauréat, mes parents se sont opposés quand j'ai voulu faire le cinéma. J'ai donc fait des études de Lettres, tout en gardant cette passion pour le cinéma. Mais tout en faisant mes Lettres, j'ai commencé à fréquenter le grand centre culturel que Aimée Césaire avait mis en place à Fort de France où il y avait un Atelier Cinéma très dynamique. J'ai mené les deux activités de manière concomitante jusqu'au jour où le responsable de l'atelier m'a demandé si je voulais faire partie de l'équipe d'un film qu'on allait tourner en Martinique. Evidemment j'ai sauté sur l'occasion. J'ai donc mis en veilleuse, et mes études de lettres, et le travail de Maître auxiliaire que je faisais parallèlement, pour commencer cette nouvelle aventure qui s'est avérée magnifique. C'est ça qui m'a vraiment mis le pied à l'étrier puisque le film - Rue Case Nègre - réalisé en 1983 par une consoeur du nom de Euzhan Palcy a eu un succès retentissant. J'ai été l'assistant de Euzhan Palcy, dans ce film. En août 1983 je suis monté à Paris où un mois après, avec l'aide des producteurs de Rue Case Nègre qui m'avait bien apprécié lors du tournage, j'ai commencé à travailler sur mon premier film dans la capitale française. J'ai travaillé comme ça comme Assistant-réalisateur pendant une dizaine d'années à Paris, en Afrique et en Amérique latine, avant de devenir réalisateur. J'ai fait mes premiers courts-métrages en 92/93 avant de tourner le premier long métrage, L'Exil du Roi Behanzin, en 1994.
Que représente pour vous ce premier long métrage ?
Comme premier film, c'est une réalisation très intéressante parce qu'elle me permettait de rentrer de plain pied dans la réalisation et de répondre à un certain nombre d'interrogations que j'avais en tant que Créole Martiniquais. Je dois préciser que le scénario n'est pas de moi mais de quelqu'un avec lequel je travaille depuis plusieurs années, en l'occurrence Patrick Chamoiseau. Son scénario a apporté les réponses aux interrogations que j'avais, notamment sur notre réalité créole.
Le roi Behanzin est en effet le premier Africain qui arrive aux Antilles en étant pas esclave. Certes, il arrive comme prisonnier mais pas un esclave enchaîné sorti des cales d'un bateau. Ça c'est la première interrogation. La seconde, c'est quel regard un homme comme celui-là peut porter sur le monde créole qui est encore proche, en ce moment, du monde africain mais qui, en même temps, est déjà différent? Qu'est-ce qu'il peut en tirer et qu'est-ce qu'il peut apporter à ce monde créole ?
Après ce premier long métrage, j'ai enchaîné avec des documentaires, notamment un documentaire-fleuve de trois heures sur la condition féminine aux Antilles-Guyane dans lequel j'explore trois siècles et demi de condition féminine dans cette région des Caraïbes. Il a été très bien remarqué quand il a été diffusé en France.
J'ai également consacré un documentaire à un de nos grands écrivains créoles qui enseigne maintenant à New York, en l'occurrence Edouard Glissant.
Pour France 2 j'ai fait un documentaire sur les pratiques de sorcellerie aux Antilles. Le documentaire s'appelle Sorcier. Ensuite, il y a eu un documentaire sur la problématique de la drogue dans la société martiniquaise. Le documentaire s'appelle La tragédie de la mangrove.
Les documentaires occupent une grande place dans votre filmographie...
Tout à fait ! Mon deuxième long métrage est un film sur l'esclavage. Il s'appelle Passage du Milieu.
Dans ce film, on a voulu parler d'un moment de l'esclavage - la traite négrière - que les gens connaissent peu. En effet on sait un peu sur ce qui se passe dans les plantations aux Antilles et en Amérique quand les esclaves débarquent, mais ce qu'on ne sait pas, c'est ce qui se passe avant, pendant la traversée notamment.
Le film a fait près de 25 millions de spectateurs aux Etats-Unis.
La force du film, c'est que c'est un anonyme qui raconte l'histoire des 25 millions de personnes qui ont été déportées pendant cette période.
Après Passage du Milieu, j'ai réalisé un documentaire sur la difficulté des gens de notre communauté à produire et à exister en tant que réalisateur. Après, ça nous amène à Biguine.
D'où vient l'idée de Biguine ?
Ce projet a pris naissance en 2001, c'est-à-dire l'année précédant la commémoration de l'éruption de la Montagne Pelée (Ndlr le volcan). Parce que le 8 mai 2002, il y avait cent ans que l'éruption de la Montagne Pelée détruisait la ville de St Pierre, ancienne capitale de la Martinique, en faisant plus de 30 000 morts. A l'occasion de la commémoration de ce centenaire, on a voulu faire quelque chose de fort. C'est comme ça que les recherches nous ont amené à mettre le doigt sur la dimension culturelle de la ville. Il faut dire que jusqu'en 1902, au moment de l'éruption, St Pierre est non seulement la capitale économique et politique, mais est aussi une espèce de capitale culturelle.
C'est en fouillant ce patrimoine culturel qu'on a mis le doigt sur un petit événement anodin qui est la naissance d'une musique particulière à St Pierre, c'est-à-dire la biguine.
Au départ, cette musique n'est pas aussi importante et aussi populaire que les valses, les mazurka, les polkas et les autres grandes musiques européennes de l'époque. Mais par la suite elle va prendre une grande importance et rayonner sur le monde. Elle va elle-même donner naissance à d'autres musiques.
Ce qui nous a paru intéressant, d'abord, ça été de mettre le doigt sur cet événement musical et comment cette musique est née.
En effet la biguine est née de la rencontre des musiques européennes que l'on jouait beaucoup à l'époque à St Pierre, avec une musique traditionnelle qui se joue en Martinique mais qui n'a pas droit de cité en ville, une musique issue des rythmes africains que les esclaves ont emportée avec eux qui s'appelle le bèlè.
La plupart de vos scénarios sont de Patrick Chamoiseau. D'où vient cet attachement, et pourquoi l'avez-vous associé à un film comme Biguine ?
Avec le temps Chamoiseau est devenu en effet un ami. C'est quelqu'un qui vient du roman.
J'ai lu son premier roman."Chronique des sept misères" en 1986. C'est un roman très bouleversant. Quand j'ai refermé le roman je me suis dit qu'il fallait absolument que je le rencontre. Parce que, avec une telle écriture et une vision aussi riche de notre réalité, je me suis dit que ce Monsieur ne pouvait pas ne pas écrire et apporter son talent au cinéma. J'a donc cherché à le rencontrer et on s'est vu au moment où paraissait son deuxième roman qui s'appelle Solibo magnifique. Je lui ai fait part de mon envie de travailler avec lui et, un an et demi après, nous avons commencé à écrire ensemble le premier film qui est L'Exil du Roi Behanzin.
La collaboration Chamoiseau commence là. Et comme elle s'est bien passée elle s'est poursuivie avec les documentaires et les autres films.
Pourquoi associer Patrick Chamoiseau à un projet comme Biguine ? C'est parce qu'il a une très bonne connaissance du monde créole et il connaît bien aussi St-Pierre. Dans son roman qui s'appelle Texaco et qui lui a valu le Prix Goncourt en 1992, il y a un chapitre extraordinaire sur la ville de St-Pierre, sur l'éruption et les gens qui quittent la ville complètement affolés. Il y a une description chaotique mais incroyablement efficace, dense et pleine d'émotion.
Après la lecture de cet ouvrage, je me suis dit que le jour où j'aurai quelque chose à dire sur St-Pierre, je ferai appel à Chamoiseau.
On ne peut pas dire que vous aimez les choses faciles. Pourquoi travailler sur des sujets aussi difficiles à réaliser qu'à financer parce que je ne vois les producteurs et les télévisions en train de s'arracher des sujets comme L'Exil du Roi Behanzin ou le Passage du Milieu ?
(Rire ). C'est vrai que ce sont des sujets qui ne sont pas faciles. Ce ne sont pas non plus des sujets grand public. donc difficiles à financer. C'est pourquoi nous nous appuyons sur les Collectivités locales en Martinique qui ont ce souci de la culture et d'aider afin qu'il existe une production cinématographique.
Propos recueillis par Sam